MÉMORANDUM DU GERFA (MAI 2004)

Seconde partie

Une autre Europe





Préambule



1. Le GERFA ne peut se satisfaire des habituels discours incantatoires sur la construction européenne, mais attend des partis politiques et de leurs candidats aux élections européennes qu’ils déterminent leur attitude, en particulier à l’égard du projet de traité constitutionnel et de futurs élargissements, sur la base de choix politiques clairs et non de slogans ou de considérations tactiques.

Le GERFA, quant à lui, veut :

— une Europe démocratique ;
— une Europe européenne, c'est-à-dire indépendante dans un monde multipolaire ;
— une Europe qui poursuit le bien-être du plus grand nombre et la lutte contre le chômage ;
— une Europe respectueuse des services publics ;
— une Europe qui garantit la diversité culturelle et linguistique.


I. Une Europe démocratique


2. Le projet de traité établissant une Constitution européenne a, comme son nom l’indique, une double nature, à la fois de traité et de constitution, ce qui est caractéristique d’une Confédération (ou d’une « fédération d’États-nations » selon la formule synonyme de Jacques DELORS) :

— si le traité est une constitution, il doit être discuté et voté comme telle. Une constitution n’est légitime que si elle à été élaborée et votée par une assemblée démocratiquement élue — ce que n’était pas la Convention —. En fait, ni les traités existants, ni même le projet de traité constitutionnel pour ses révisions ultérieures, ne reconnaissent un rôle au Parlement européen en la matière ;

— la constitution, qui est aussi un traité, doit être soumise à l’assentiment non seulement des Parlements des États membres, mais aussi des peuples. Le référendum s’impose donc.

3. Le projet de traité qui se baptise Constitution n’en présente cependant guère les caractéristiques : outre l’absence, jusqu’à nouvel ordre, d’un processus constituant démocratique, il faut relever qu’il ne se borne pas à fixer un cadre institutionnel permettant le choix entre des politiques différentes, mais consacre des options discutables comme la subordination des services publics (articles III-6 et III-55) au primat d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (formule du traité de Maastricht), ou le principe d’indépendance de la Banque centrale européenne dont l’objectif principal est la stabilité des prix (article 29, notamment). Tout amendement ultérieur requérant la ratification de tous les États membres — puisqu’il s’agit d’un traité (article IV-7) —, le projet accorde donc un droit de véto aux partisans du néo-libéralisme contre toute majorité désireuse à l’avenir de mener une autre politique.

4. Une des causes essentielles du déficit démocratique réside dans les pouvoirs exorbitants de la Commission, confirmés par le projet de traité constitutionnel : non seulement elle a généralement le monopole de l’initiative législative (article 25, § 2), mais le conseil des ministres ne peut amender une proposition de la Commission qu’à l’unanimité même dans les matières régies à la majorité qualifiée (article III-301, § 1er) — autrement dit, si la majorité est suffisante pour dire « oui » a la Commission, l’unanimité reste requise pour la contredire ! —. Plus fort encore, un amendement du Parlement qui fait l’objet d’un avis négatif de la Commission ne peut être adopté à la majorité qualifiée du Conseil, mais requiert l’unanimité (article III-302, § 9).

Le GERFA estime qu’il faut renforcer les pouvoirs législatifs du Parlement et du Conseil (dont les réunions seront dorénavant publiques lorsqu’il agit en qualité de législateur : article 49, § 2) ; à tout le moins, la Commission doit s’incliner devant les amendements adoptés par le Parlement et approuvés par la majorité qualifiée du Conseil, à moins qu’elle ne choisisse d’engager sa responsabilité politique devant l’assemblée.

5. L’élargissement à dix nouveaux membres, effectif le 1 er mai 2004, n’est pas moins lourd de conséquences que le projet de constitution ; pourtant, contrairement aux peuples des États adhérents, les peuples de l’Union n’ont pas eu droit à la parole.

Le GERFA réclame le référendum en cas de nouveaux élargissements.


II. Une Europe européenne


6. Le projet d’une identité européenne en matière de relations extérieures et de défense n’a de sens que s’il exprime une volonté d’indépendance et de dialogue dans un monde multipolaire et respectueux des diversités.

Il est dès lors inadmissible que le projet de traité subordonne la définition d’une politique de défense aux objectifs d’une autre organisation, l’OTAN, et donc en fait à la volonté des États-Unis (article 40, § 2) et ne conçoive une éventuelle coopération renforcée que dans ce contexte (article 40, § 7).

Par ailleurs, les coopérations renforcées exigent un seuil d’un tiers d’États participants et une décision à la majorité qualifiée du Conseil (article 43).

L’élargissement rend la réunion de ces conditions encore plus improbable.

De manière générale, l’Europe perd en force et en cohérence ce qu’elle gagne en étendue, ce qui rend encore plus malaisée son affirmation internationale sur des bases consistantes.


III. Le bien-être et emploi


7. Le projet de traité réserve la portion congrue aux droits économiques et sociaux (IIe partie) et maintient la position subordonnée des services publics, qui ont précisément pour rôle d’en garantir l’effectivité en permettant à chacun de mener « une vie conforme à la dignité humaine » (Constitution belge, article 23) dans les conditions d’une société moderne. Il est également des plus révélateurs que les mesures de libéralisation des marchés sont adoptées à la majorité qualifiée, tandis que les règles d’harmonisation fiscale et sociale qui devraient en corriger les effets restent généralement soumises à la règle de l’unanimité.

8. L’indépendance de la banque centrale, dont l’objectif est la stabilité des prix, n’est pas équilibrée par un véritable gouvernement économique au niveau du conseil des ministres des Finances et de l’Économie de l’Eurogroupe. Plusieurs États adoptent une attitude incohérente à l’égard du pacte de stabilité, qu’ils refusent de modifier mais dont ils ne respectent pas l’ensemble des prescriptions ! Certains utilisent les recettes des privatisations pour financer leurs déficits courants, tandis que d’autres s’autorisent des baisses d’impôts peu compatibles avec leur situation budgétaire : les premiers comme les seconds hypothèquent ainsi l’avenir de leurs services publics et du caractère universel de la protection sociale, dans un esprit de compétition sociale et fiscale entre pays plutôt que de solidarité, et privilégient la réduction des prélèvements obligatoires plutôt que l’investissement public dans leurs politiques conjoncturelles.

Là encore, l’élargissement est de mauvais augure, la majorité des nouveaux adhérents étant pour l’heure plus séduits par les thèses néolibérales de l’État minimum que par notre modèle de démocratie économique et sociale.


IV. Les services publics


9. Depuis l’adoption de l’Acte unique européen de 1986, la Commission, au lieu d’encourager les coopérations entre services publics, sinon de prôner l’organisation de services publics au niveau européen, s’est évertuée à les plier aux « lois » du marché, à les déréguler et à les privatiser, avec la complicité de plusieurs gouvernements. Ce faisant, elle à pu s’appuyer sur son monopole de l’initiative législative et sur ses pouvoirs règlementaires propres en matière de concurrence.

L’article 7D sur la reconnaissance des « services d’intérêt économique général » , introduit par le traité d’Amsterdam (1997) et repris dans le projet de traité constitutionnel (article III-6), n’apporte aucune amélioration substantielle à cet égard, car il ne contient aucune garantie et se borne à renvoyer aux dispositions qui les assujettissent au principe de la libre concurrence. Par ailleurs, le rejet, en janvier 2003, du principe d’une directive-cadre sur les principes et conditions de fonctionnement des services d’intérêt économique général réclamé au Conseil européen de Nice en décembre 2000 laisse le champ libre au grignotage, à coup de directives sectorielles de libéralisation, des services publics de réseau (postes et télécommunications, énergie, transports), tandis que les négociations en cours au sein de l’Organisation mondiale de Commerce (O.M.C.) sur le commerce des services, menées par la Commission au nom de l’Union européenne, sont lourdes de nouvelles menaces.

10. Le GERFA estime donc indispensable :

1° de renforcer, dans la IIe partie du projet de traité, les dispositions relatives aux droits économiques et sociaux tels que le droit au travail, à la sécurité sociale, aux soins de santé, à l’éducation, au logement, à la communication, aux transports, à des fournitures minimales d’eau et d’énergie..., dont le respect s’impose aux organes de l’Union ;

2° seuls l’État — pris au sens large — et les services publics qu’il organise étant à même d’apporter la garantie effective de ces droits, de reconnaitre pleinement le rôle des services publics, dans toutes les dispositions pertinentes du Traité qui tracent les grandes lignes des politiques à mener, ainsi qu’a titre d’élément constitutif de la citoyenneté de l’Union (article 8), bref comme un des piliers de la société européenne et non plus comme dérogation ou exception chichement mesurée « au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (article III-69) ;

3°, a) de réécrire l’article III-55 qui considère actuellement les entreprises publiques chargées de la gestion des services d’intérêt économique général sous le seul angle des entraves qu’elles peuvent apporter à la libre concurrence, pour reconnaitre pleinement leur légitimité sociale ;

b) en particulier, d’abroger l’article III-55, § 3, afin de ne plus permettre que la Commission puisse imposer, sans l’accord ni du Conseil ni du Parlement, des directives qui limitent les moyens ou le champ d’action des services publics.

11. Enfin, à défaut d’atteindre un accord suffisamment large sur une définition européenne consistante du service public, le principe de subsidiarité devrait prévaloir : à l’Union de définir les objectifs généraux à atteindre, aux États de décider, en fonction des traditions et des aspirations nationales, s’ils se satisfont de la régulation d’un service universel minimaliste et mal défini, abandonné à la concurrence d’une pluralité d’opérateurs, publics ou privés, ou s’ils veulent réserver des missions d’intérêt général à des services publics organiques, dotés de tous les moyens d’action et prérogatives nécessaires et placés sous l’autorité directe des institutions démocratiques.


V. La diversité linguistique et culturelle


12. Le projet de traité constitutionnel n’innove pas quant au régime des langues dans l’Union : les langues officielles sont celles énumérées dans l’article IV-10, soit les 21 langues officielles des 25 États membres, que les citoyens ont le droit d’utiliser dans leurs relations avec les institutions et organes consultatifs de l’Union (articles II-41, § 4 et III-12) ; pour le surplus, l’article III-339 dispose que « le conseil des ministres adopte à l’unanimité un règlement européen fixant le régime linguistique des institutions de l’Union, sans préjudice du statut de la Cour de justice ».

Ces dispositions sont devenues totalement insuffisantes.

Il ne faut en effet pas être grand clerc pour comprendre que la situation actuelle est intenable : il est impossible de tenir toutes les réunions de travail et de diffuser tous les documents préparatoires en vingt langues, ainsi que de recruter des traducteurs et interprètes dans toutes les combinaisons de ces langues (ex. maltais-slovène !). La tentation est donc grande de généraliser l’anglais et lui seul.

Pour le GERFA, la promotion sournoise de l’anglo-américain, qui est l’idiome de la mondialisation néolibérale (à pensée unique, langue unique ?), comme langue de travail exclusive de l’Union est inacceptable, surtout pour les Francophones, dont la langue conserve un statut international tant en Europe que dans le monde : elle est inconciliable avec l’idéal d’une Europe européenne, attachée à la diversité culturelle et au pluralisme, porteuse d’un modèle de société différent du modèle américain et protagoniste d’une société internationale multipolaire.

13. Le GERFA préconise donc :

a) le respect de toutes les langues nationales comme langues officielles : tout citoyen européen doit pouvoir s’adresser aux organes de l’Union et avoir accès aux lois et règlements européens et à toute documentation officielle pertinente dans sa langue nationale, tout élu doit pouvoir exercer son mandat en utilisant la langue de ses électeurs ;

b) l’utilisation comme langues de travail et langues-relais (pour la traduction) de trois langues sur pied d’égalité : l’anglais, l’allemand et le français, comme le proposait Robert BADINTER dans son projet de constitution.

Ces dispositions essentielles doivent naturellement trouver leur place dans le traité constitutionnel.


VI. La fonction publique européenne


14. Le GERFA considère que le personnel de l’Union européenne doit rester soumis à un statut ; il s’inquiète du recours croissant aux engagements contractuels et à la sous-traitance, source de gaspillages voire de corruption.

Le projet de traité est peu loquace dans ce domaine

« Art. III-304, § ler. Dans l’accomplissement de leurs missions, les institutions, les organes et les agences de l’Union s’appuient sur une administration ouverte, efficace et indépendante.

§ 2. Sans préjudice de l’article III-332, la loi européenne fixe les dispositions spécifiques à ce sujet.

Art. III-333 - La loi européenne fixe le statut des fonctionnaires de l’Union et le régime applicable aux autres agents de l’Union. Elle est adoptée après consultation des institutions intéressées.
» 

Les règles essentielles d’organisation de l’administration et le statut des fonctionnaires doivent donc être adoptés conjointement par le Parlement européen et le conseil des ministres, et le régime statutaire reste la règle, le contrat, l’exception.

Le GERFA relève cependant l’ambigüité préoccupante de la distinction entre « fonctionnaires » soumis au statut et « autres agents » — dans certains pays, la qualité de fonctionnaire est réservée aux emplois d’autorité, de direction ou de conception — et l’absence de référence au principe du concours, qui garantit l’égalité devant l’accès aux emplois publics.



Références (GERFA) :

— Mémorandum du GERFA, mai 1995, pp. 9 à 11.

— Réflexions sur le service public, chap. IV : les services publics et l’Europe, in diagnostic,  n° 136 (mars 1996), 138 (mai 1996) et 139 (juin 1996) (version actualisée de la contribution du GERFA au Livre blanc des services publics des communications, édité en juin 1994 par le Comité de défense du service au public).

— Les services publics au cœur de l’Europe, communiqué du Comité de défense du service au public (sur la base d’une proposition du GERFA), 28 février 1996, in diagnostic, n° 136 (mars 1996).

— ATTAC, Appel pour un renforcement des services publics, in diagnostic, n° 201, (octobre 2002).




Mémorandum, première partie :

Fonction publique francophone à réorganiser et à reconstruire